Cet article est également disponible en: Anglais
Ce nouveau livre de David Chétrit (Éditions Privat, 2012) est destiné à devenir une référence sur le sujet, bien que je trouve certaines propositions curieuses : on n’a pas nécessairement besoin d’être totalement en accord ni avec son discours ni avec ses conclusions pour reconnaître le travail de recherche impliqué dans cette œuvre bien documentée.
Pour reprendre la quatrième de couverture : « Allant bien au-delà du débat « anti- » et « pro- » ours, cet ouvrage, fruit d’un travail d’investigation, revient sur l’histoire et ses différents acteurs. » Ce qui donne l’impression d’un discours neutre. Que nenni. Il s’agit d’un livre à charge. Les accusés sont le ministère de l’Environnement et les associations de protection de la nature ; l’accusation porte sur la manipulation de l’opinion publique et le mépris des règles démocratiques.
Avec une dédicace aux bergers et des rubriques intitulées telles « Quand les capitaines quittent le navire, y-a-t-il un pilote dans l’avion » ou bien « Viol en réunion avec préméditation » il est clair que la neutralité académique n’est pas de mise.
Le livre retrace les quarante dernières années de l’histoire de l’ours dans les Pyrénées, s’appuyant souvent sur les documents émis par les différents acteurs. Ici, je veux reprendre certains des passages les plus intéressants.
La recherche des vrais coupables de la disparition de l’ours
Comme le dit Chétrit, ce n’est pas que les Pyrénéens qui ont chassé l’ours. Ce sont également les Auvergnats, les Savoyards, et aussi les Parisiens ! Tout le monde a chassé l’ours, et cela pendant des millénaires. Il était présent partout.
Déjà en 1891 un zoologue allemand s’inquiétait pour l’avenir : « Les beaux temps de l’ours sont passés. L’espèce ne peut plus demeurer que dans les lieux que l’homme n’a pas encore envahis… l’extension toujours croissante de l’homme sur la Terre chasse l’ours, et finira par le détruire complètement, du moins dans l’Europe centrale et méridionale. » (p. 17) À ce moment-là, il n’y avait que 100-150 ours dans les Pyrénées. Déjà à la limite de viabilité.
En fait, les Pyrénées sont le dernier bastion de l’ours ; il y avait une cohabitation qui n’existait pas ailleurs en France. Mais, aujourd’hui ce n’est que les Pyrénéens qui sont considérés fautifs.
Un peu d’histoire
Par contre, quand Chétrit parle du côté « animal » des relations entre l’homme et l’ours il est emporté par sa verve, tirant la ficelle bien trop loin.
« L’absence ou la disparition de l’ours dans certaines régions de l’Europe traduit une réelle concurrence écologique interspécifique entre l’homme et l’ours… Par conséquent, les yeux de chacun de lecteurs de cet ouvrage n’ont la chance d’effleurer ces lignes que grâce à une lutte acharnée de leurs ancêtres pour la survie, qui a impliqué l’élimination progressive des prédateurs. » (pp. 19-20)
C’est comme s’il y avait un ours, un homme (avec un fusil) et une brebis dans l’arène d’un cirque. En tous les cas de figure la brebis va être mangée. La seule question c’est par qui ? Or, l’homme et l’ours ne sont plus en concurrence direct en haut de la chaîne alimentaire. L’homme s’est affranchi de la concurrence interspécifique au Néolithique. Ce n’est pas « une lutte acharnée » depuis des millénaires. On n’a plus besoin d’éliminer l’ours pour survivre, même dans les Pyrénées.
Et le livre est un peu comme ça. Pour la plupart très informatif, mais avec des incohérences.
Les premières réintroductions
Parmi ces passages informatifs se trouve celui qui parle du glissement sémantique entre « l’ours Pyrénéen » et « l’ours des Pyrénées ». Quand la France a présenté son projet de réintroductions au comité permanent de la convention de Berne, un de ses membres s’interrogeait sur la pertinence du programme. « La question est de savoir s’il est important qu’il y ait des ours dans les Pyrénées, ou bien que les ours des Pyrénées soient conservés. » (p. 98) Ce n’est pas la mort de Cannelle en 2004 qui sonna le glas de l’ours Pyrénéen, comme pensent beaucoup de gens, mais bien la première vague de réintroductions. L’isolat génétique n’existait plus.
Un autre passage instructif, c’est la lettre de démission de l’expert américain Anthony Clevenger recruté en 1995 auprès de la direction Nature et des Paysages (ministère de l’Environnement) mais qui finalement n’est resté que trois mois : « L’organisation de ce projet [les réintroductions] ne correspond pas à l’objectif préconisé par le programme LIFE. Il ne vise pas de finalités scientifiques, ni n’a pour but la conservation de l’ours et du milieu. Les aspects économiques et politiques priment sur les objectifs scientifiques. » (p. 95)
Chétrit cite une litanie d’avis d’experts dans le même sens.
Deux ours mâles marquent un arbre à Melles, les 7 et 15 avril 2012. D’abord Pyros (lâché le 2 mai 1997 dans la même commune), puis un second mâle.
Des prises de position surprenantes
Le livre met en lumière quelques prises de position surprenantes. Par exemple sur l’aménagement des routes d’accès au tunnel de Somport ; un désastre pour les ours du noyau central, en coupant leur habitat en deux. (Par ailleurs, en 2007 l’ours Franska est tuée dans un accident de voiture.) Pourtant quarante-deux associations de protection de la nature se prononcent en faveur (p. 238).
Autre retournement de veste contre toute attente, c’est celui d’Augustin Bonrepaux, député de l’Ariège, dans l’histoire rocambolesque de la loi Voynet (2000) sur la chasse. L’amendement Bonrepaux prévoyait la capture des ours réintroduits. Jusqu’à là rien d’anormal ; il était connu pour son opposition. Mais, quelle surprise, l’amendement est incorporé dans la loi, et le tout accepté par le sénat. Finalement Mme le ministre s’en rend compte et veut changer la loi, ce qui est – en principe – impossible à ce stade. Elle dépose un nouvel amendement. Contre toute attente Bonrepaux abandonne son texte contre des rassurances peu convaincantes du ministre.
Chétrit nous offre deux explications « politiciennes » pour cette volte-face. Soit il fallait ménager les Verts alliés au gouvernement Jospin, dont Bonrepaux faisait partie. Soit « porter trop haut et trop fort cette parole [contre les réintroductions], c’était mettre un terme définitif à une guerre qui le rendait peut-être politiquement indispensable.» (pp. 114-22)
En tout cas, Bonrepaux sauve la face de Mme la Ministre.
L’ours et la Maison de Valérie
Pour les associations favorables à l’ours le recrutement de cette grande entreprise de vente par correspondance en 1985 était un coup magistral. Leur sponsoring, en association avec le Groupe Ours (qui devient ARTUS par la suite), a débouché sur plus de 400 articles de presse, un concours pour enfants qui a eu 100 000 participants, une grande exposition au Muséum national d’histoire naturelle, inaugurée par le président de la République et qui accueillera plus de 200 000 visiteurs ; un film ; une encyclopédie… (pp. 64-65). Dès lors, l’opinion publique pouvait être invoquée par les associations.
(Voir aussi un article paru dans la « Gazette des grands prédateurs n°1 », en septembre 2001 qui raconte l’histoire d’un autre point de vue.)
Selon un sondage en 2003 « les Français plébiscite la présence des ours à 88% et les Pyrénéens en particulier à 86% » (p. 136, citant un dossier de presse WWF).
Chétrit y voit une manipulation, une stratégie de « pression médiatique pour que le dossier ours devienne politiquement prioritaire » (p. 63) La contrepartie démocratique essentielle – les dialogues locales approfondis souvent promis – n’a pas eu lieu (pp. 140 et seq).
La suite des sondages
Dans l’analyse de Chétrit, les associations de protection de la nature « disposent de moyens et d’un personnel permanent qui sait concentrer ses efforts sur la fabrication et la préservation d’une belle image et d’une apparence légitime auprès de l’opinion publique ; [les montagnards opposés aux réintroductions] sont peu organisés, peu coordonnées, sans moyens et ils n’ont pas de temps… Surtout, la communication et la stratégie médiatiques ne leur sont pas familières. » (p. 210)
Or, le savoir-faire médiatique des associations anti-réintroductions a beaucoup progressé depuis 2003, comme on peut voir dans les résultats du dernier sondage fiable, qui remonte à 2008. (Je n’ai pas trouvé une citation dans le livre mais il est très dense et j’ai pu la louper.) Voici la question la plus pertinente :
Question : Si la vingtaine d’ours présente actuellement dans les Pyrénées est insuffisante pour assurer la survie de l’espèce, vous personnellement, êtes-vous favorable ou opposé à l’introduction d’ours supplémentaires dans les Pyrénées ?
Ensemble France entière (%) | Ensemble des 6 départements pyrénéens (%) | Ensemble des montagnards (%) | Montagnards en Ariège, Haute-Garonne, Hautes Pyrénées (%) | |
total favorable 2008 | 58 | 56 | 39 | 32 |
rappel 2003* ou 2005 | 72 (2003) | pas de chiffres comparables | 58 (2003) | 62 (2005) |
* la population était d’une quinzaine d’ours.
Ce sondage montre que les protestations ont influencé l’opinion publique, devenue en 2008 nettement moins favorable aux réintroductions, surtout en zone « ours ». En plus, les institutions démocratiques locales se sont emparées du dossier. «Les éleveurs, les institutions pastorales, les associations départementales, les six chambres d’agriculture du massif, les trois conseils régionaux, les six conseils généraux, l’Association nationale des élus de montagne et les fédérations de chasse ne comptent aucun de leur représentants au sein du groupe national Ours» mis en place en 2008, craignant une instrumentalisation. (p. 229) Un désaveu cinglant pour ceux qui croient que de nouvelles réintroductions peuvent être acceptables.
Alors, les protestations sont-elles une expression démocratique d’une partie de la population Pyrénéenne, ou bien une manipulation par des éléments minoritaires mais bien déterminés, comme m’a dit André Rigoni, maire de Melles (site des premières réintroductions) juste après les réintroductions de 2006 ?
Les montagnards anti-réintroductions essaient d’influencer le gouvernement. Les associations de protection de la nature font pareil. Manipulation ou non ? C’est selon chacun.
Les batailles des chiffres
Curieuses batailles, celles-ci. Celle des pertes et celle de la dangerosité de l’ours. Tout est relatif.
D’abord les pertes. Chétrit cite les chiffres de l’ADET et du ministère d’Agriculture qui contrastent les 150 à 300 brebis tuées par l’ours aux 10 000 à 40 000 bêtes qui meurent chaque année dans les Pyrénées d’accidents, maladies, prédations, vols, foudre…
Mais pour lui « un raisonnement collectif et global n’a aucun sens… C’est l’impact sur une exploitation qui compte… Un éleveur qui perd vingt bêtes ne se console pas à l’idée qu’il y en a 600 000 autres dans les Pyrénées. » (pp. 215-16)
Côté dangerosité, les chiffres peuvent être interprétés dans tous les sens. Il est clair que l’ours est un animal dangereux. Tôt ou tard il y aura un mort dans les Pyrénées imputable à l’ours. Il y en a régulièrement ailleurs à travers le monde. Et pour Chétrit, l’ours est dangereux, point. Il étale ses arguments sur une vingtaine de pages (pp. 184-203).
Mais c’est une question du degré de dangerosité. Depuis 150 ans il n’y a pas eu de mort d’homme dans la chaîne impliquant un ours. Il est vrai que maintenant on a peu de chance d’en rencontrer un. Mais à la fin du XIXe siècle il y en avait toujours 150 dans les Pyrénées (70 en 1954) (p. 21 pour les chiffres ; source Natura 2000) et la montagne était bien peuplée. Personnellement je sais que je suis plus en danger en conduisant ma voiture dans les montagnes qu’en randonnée auprès des ours.
En termes d’impact sur la population humaine concernée, c’est à chacun d’interpréter les chiffres sur les pertes et la dangerosité.
Le berger et l’estive
Voilà un autre sujet sensible. Est-ce qu’il est raisonnable de demander aux bergers de rester en estive avec leur troupeau ?
Chétrit oriente son discours sur la pénibilité du travail, les pitres conditions d’hébergement dans l’estive et les subventions insuffisantes. Il montre bien le gouffre toujours creusant entre la vie d’un berger à la montagne et la vie en bas en ville. 35 heures : inconnues. Dormir isolé de tout, même dans une cabane aménagée n’est pas au goût d’aujourd’hui. Se lever avant l’aube. Travailler à l’extérieur par tous les temps. Un salaire de misère. Ce n’est pas un métier, c’est de l’esclavage. (p. 165)
Pourtant Chétrit (tout comme moi) a beaucoup de respect pour ceux qui en font un choix de vie. Il le dit avec poésie : la richesse des bergers c’est « la terre, le troupeau et la liberté inaliénable de faire chanter amoureusement ce couple millénaire. Le troupeau et la terre sont les deux éléments qui, transmis de génération en génération, jamais ne s’éteignirent » (p. 42).
Il ne faut pas occulter non plus le fait que la vie de berger peut être grandement améliorée quand il y a une volonté politique, comme l’on a vu avec l’Institut patrimoniale du Haut-Béarn (IPBH) : 129 fromageries mises aux normes entre 1994 et 2010, amélioration des cabanes d’estive, héliportage etc. (p. 250)
Par contre son discours sur l’utilité pour un berger de rester avec ses brebis à la montagne s’oriente exclusivement sur le chapitre « ours », tout comme son analyse de la fonction d’un patou (chien de protection) (pp. 174-79). En fait peu des 6 000 exploitations vont souffrir des dégâts attribuables au plantigrade. L’intérêt pour un berger de rester à l’estive est tout autre : pouvoir soigner les maladies à temps et organiser la conduite des brebis pour qu’elles puissent bien profiter des pâturages sans les abimer. L’intérêt d’un patou est de maintenir le troupeau ensemble et de dissuader des chiens errants.
L’ours brun n’est pas en danger
Du moment qu’il n’y a plus une population génétiquement isolée dans les Pyrénées, il n’y a plus d’intérêt pour la biodiversité de les maintenir sur place, car l’ours brun n’est pas en danger d’extinction au niveau mondial. L’intérêt réside en trois éléments principaux : l’imaginaire, qui a longtemps associé le plantigrade et la montagne ; l’effet « parapluie » – si l’ours est protégé les autres espèces vont aussi en profiter – ; et les conventions internationales qui protègent des espèces qui sont, eux, bien en danger. (Si l’on ne peut pas maintenir des animaux sauvages dans nos contrées, comment peut-on demander aux autres de faire ainsi.) Tous les trois ont une certaine validité, que Chétrit ne reconnaît pas.
Enfin pessimiste
Je suis pessimiste, et triste. À la fois pour l’ours et pour le berger. Tous deux souffrent des effets secondaires de la société moderne. Tous deux sont acculés sur un réduit rocheux, secoués par des forces qui les dépassent. D’ici 50 ans, je crains, il n’y aura ni l’un ni l’autre dans les estives. Mais une éventuelle disparition de l’ours ne sauvera pas les exploitations ovines de la faillite (le revenu moyen des éleveurs ovins n’est que 10 000 euros par an (p. 166)). L’ours, c’est la goutte qui fait déborder la vase, mais la vase est déjà pleine.
Et la disparition du berger ne sauvera pas l’ours non plus. Son habitat est trop réduit et sa population trop faible. Même le parc national ne peut pas servir de sanctuaire à cause de ses deux millions de visiteurs annuels (statistiques, p. 55). Environ 33 000 véhicules traversent la frontière par les routes intérieures chaque jour. Et moi et les autres randonneurs dérangent trop. Plus important, il n’y a pas l’acceptation locale d’une population viable d’au moins cent voire deux cents ours (pp. 21-22 pour le seuil de viabilité). La seule façon politiquement acceptable de maintenir l’ours dans les Pyrénées serait de se contenter de la vingtaine existante et d’en rajouter deux ou trois quand il en manque. Une gestion très artificielle. Un zoo !
Soyons clair, je ne suis ni pour ni contre les réintroductions. Je veux seulement que tous les aspects de cette problématique soient bien pris en compte. Dans son livre David Chétrit nous a bien montré le point de vue de quelqu’un qui est contre les réintroductions, et je le félicite pour son travail. C’est un livre qui m’a passionné, qui m’a fait réfléchir : lecture indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à l’ours.
Footprints on the mountains