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« C’est le sentier au sommet qui lui donne un sens. Sans l’expérience du parcours, le sommet n’est rien. Ce n’est qu’un point de vue. Le sentier fusionne les sensations et expériences de notre voyage intérieur avec la grandeur de l’extérieur. »
‘La cumbre mística’, Revista Voluntad, 22, 1 Octobre 1920 (Musée de Torla)
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« C’était quand la dernière fois que tu as fait quelque chose pour la première fois ? »
J’ai vu ce graffiti récemment sur un mur en Espagne et j’en ai fait ma devise. Si je ne fais que répéter les expériences, est-ce que je suis vraiment vivant ?
Tu vas te jeter en parapente ? demande ma sœur. Non, je vais faire le Canigou, je réponds. Mais tu l’as déjà fait dix fois, non ? Jamais en hiver. L’hiver c’est différent.
Jeudi dernier le risque avalanche n’était que deux sur cinq. Ça vous tente, ce weekend, j’ai demandé aux amis randonneurs. Deux ont répondu que oui.
Samedi matin nous garons la voiture à Fillols. Montant à travers la forêt, nous croisons deux garçons et leur chien en train de déjeuner ; ils ont pris le risque d’abîmer leur voiture pour arriver jusque là. Est-ce que le chemin est carrossable, demandent-ils ? Non, il y a une barrière. Y’a de la neige ? Anne-Marie leur montre nos crampons. Ils décident de rentrer à Figueras. Ils sont venus sur un coup de tête, victimes d’un mythe catalan.
Le Canigou c’est la montagne catalane. Il n’est pas la plus haute, mais il se voit de la Méditerranée. Pour certains Catalans, c’est une montagne que tu peux improviser. Un beau matin, on se lève, on roule jusqu’aux Cortalets, on monte à la cime (2784m), on déjeune sur le retour pour retrouver les pénates avant le coucher du soleil. Cela peut se faire, en été.
Le mythe est conforté par l’idée que le Canigou n’est pas tant une montagne qu’un symbole d’une nation en devenir. Et les symboles sont importants aux Catalans en ce moment. Le sentier au sommet a été piétiné par des milliers : il jouit d’une qualité mythique. À la Trobada (réunion) annuelle au mois de juin ils viennent bivouaquer, boire et chanter toute la nuit aux Cortalets. Le lendemain matin, ceux qui en ont toujours la force monteront des fagots de sarments au sommet. Une semaine plus tard, allumé pour la veillée de St Jean, le feu sera visible à Perpignan, distant de 40km, et plus loin. C’est le signal de départ pour les fêtes qui égaieront les rues des villes et villages dans toute la Catalogne, française et espagnole. Canigou deviendra le centre d’une célébration identitaire.
Pour moi, faire le Canigou est aussi une question d’identité, pas en tant que Catalan – habitant de l’Aude je suis un gavatx [1] irrécupérable – mais en tant que randonneur.
Le refuge J. Coderch (non-gardé) aux Cortalets
Au bout de 1300m de dénivelé nous débarquons au plateau des Cortalets. Comme prévu, le refuge est fermé pour l’hiver. Par contre la porte métallique du cabanon non-gardé est grande ouverte. Je dégage la neige avec une pelle pendant que Claude dépoussière la table et les zones du plancher encore sec avec un balai. Je pars à la recherche de la source. Peut-être coule-t-elle encore : j’ai vu (sur Internet, choisissez Pyrénées Est puis Canigou) que la température de l’air a été au-dessus de zéro depuis cinq jours. Mais elle est gelée. Aussi nous passons notre soirée à faire fondre la neige et à la filtrer à travers des mouchoirs en papier pour enlever ces grumeaux inidentifiables.
Le feu, tout comme l’eau est aussi une question de system D. On ramasse des brassées de brindilles et d’écorce.
Deux skieurs ouvrent la porte. Regarde, dit un, un poêle ! Viens voir, dit l’autre depuis l’étage, des matelas ! Tomas a dû en mettre des vieux ici quand il a repris le refuge. (À voir aussi le groupe Facebook des Cortalets.)
Les deux skieurs viennent ici depuis une quinzaine d’années et vont au sommet par la voie normale, comme nous. Lorsque l’un d’entre eux sort pour ramener ses skis il cogne sa tête sur le toit de l’auvent. Je l’ai déjà fait deux fois. J’ai beau enlever la neige du seuil, il en reste une marche d’un mètre à franchir.
Le coucher du soleil venu, la table est déjà couverte de réchauds à gaz. Nous sommes treize : nous trois, les deux skieurs, six jeunes et un couple. Les jeunes vont monter la Brèche Durier puis la Cheminée pour arriver au sommet. L’option dure. Une d’entre eux, Carole ne fait pas de la varappe d’habitude ; elle est randonneur comme nous. Ça sera une première pour elle aussi. Puis il y a le couple. L’homme nous dit que Madame a très bien réussi d’arriver jusqu’ici en seulement quatre heures et demi et il en est pleinement conscient.
« La voie normale ? » quelqu’un lui demande.
“Affirmative,” répond-il.
Nous mangeons à la lueur des frontales, les grimpeurs terminant avec des bulles, une galette des rois en guise de gâteau d’anniversaire et des petits cadeaux pour Nicolas, 33 ans aujourd’hui. Demain sera son 36ème Canigou.
Canigou en janvier
Les grimpeurs sont les derniers au lit et les premiers à en émerger. Plus tard, quand nous sortons du refuge, leurs frontales sont déjà de petites étoiles filantes loin au-dessus dans le cirque. Le couple est parti, lui aussi. Madame, on nous dit, marche très lentement.
La route nous est familière en général mais tous les détails sont perdus, le lac avalé par la neige. Je me rappelle d’une petite corniche tatouée dans le flanc de la montagne mais aujourd’hui elle se cache et la suivre en raquettes nous tord les chevilles.
Le couple a pris un raccourci qui ne fait pas de concession à la loi de la gravitation. Claude me rappelle que les voies d’hiver et d’été ne sont pas toujours pareilles et que l’homme avait l’air de s’y connaître. Aussi nous nous accordons pour les suivre, échangeant nos raquettes et bâtons pour crampons et piolets.
Nous sommes au-dessus des arbres maintenant et je n’aime pas ce grand espace blanc. Je ne l’aime pas maintenant et je l’aimerai encore moins sur le retour quand le soleil l’aura réchauffé. La neige est trop profonde et trop molle – devenant de la semoule – sauf là où elle est couverte par une mince croûte et cela n’aidera pas si elle commence à bouger. Juste en-dessous du sommet la montagne est bien plus pentue. On ne va pas pouvoir y aller, mais je ne veux rien dire.
Je ne dis rien non plus quand nous rencontrons le couple sur le chemin de retour. On est arrivé à 2360m, dit l’homme, et je suis complètement satisfait. Madame ne fait pas de commentaire mais elle semble assez contente.
Je ne dis rien non plus même quand nous approchons la crête au-dessus du Pic Joffre mais je sais que nous aussi nous allons rebrousser chemin. Anne-Marie nous a dit qu’elle n’a guère dormi la nuit après avoir dit oui. Je reconnais ses pensées.
Mais l’autre côté de la crête est une révélation. Il y a autant de rocher que de neige. Paradoxalement le seul endroit où la neige a tenu est tout au long de la voie normale, un zigzag blanc allant au sommet. Mais puisque le risque d’avalanche est écarté, nous pouvons nous détendre.
Nous sommes doublés par les skieurs et puis nous les doublons lors de leur déjeuner, leurs skis remplacés par des crampons. Notre fil blanc disparaît tout d’un coup dans un névé ridé où il a glissé. Je marche à tâtons, puis me précipite vers les rochers. Plus loin il y a un gros couloir de neige, traversé par des empreintes profondes. Je ne l’aime pas non plus et je me dirige encore vers le rocher, grimpant parfois sur la pierre, grimpant parfois sur la neige.
Anne-Marie, encombrée d’un piolet et un bâton, crie « Je ne suis pas à l’aise. J’aurais préféré la neige » Peut-être ai-je fait le mauvais choix ? Peut-être aurait-on dû tenter le couloir ?
« Mets ton bâton dans ton sac, » je réponds mais elle n’entend pas. Le temps de retrouver la voie normale et nous sommes tous les deux tremblotants mais la cime n’est plus qu’à quelques minutes. Les grimpeurs qui sont venus depuis l’autre côté nous ont volé l’honneur de la première du jour et sont en train de redescendre. Super, dit Nicolas. Sec. Carole est radieuse.
En été certains arrivent en baskets et pantalons courts en moins d’une heure et demie. Il nous a fallu deux fois plus. L’hiver c’est différent. Le paysage aussi.
Les nuages sont si bas, cachant la plaine roussillonnaise, fonçant loin au large. Dans l’autre direction, les montagnes : le Carlit, le Madres, le Pic du Géant, le Roc blanc et encore plus, toutes au rendez-vous, du papier froissé. Plus près, la croix est nue. Pas un seul drapeau catalan, aucun âne en peluche. La table d’orientation est à moitié couverte de neige.
Lorsque j’ai regardé tout cela ma tête s’est vidée. Je ne pense actuellement qu’à manger, boire et descendre. En quelque sorte je suis déçu. Quand je serai chez moi au lit, à ce moment-là je saurai ce que tout ça veut dire. Je suis désorienté. J’y suis, non ? Il faut que Claude nous rappelle la bise traditionnelle du sommet.
Nous remarquons le vent pour la première fois. Il doit faire juste au-dessus de zéro et malgré le soleil qui réchauffe mon visage je ne veux pas rester une éternité.
Sur le retour la première chose que je fais est de déchirer une guêtre avec un crampon, perdant l’équilibre mais tombant sur mes mains. Plus tard Anne-Marie fait pareil. Cette fois nous traversons le couloir de neige sans transiger, un par un. Nos pieds s’enfoncent jusqu’aux genoux, le piolet jusqu’à la tête. Plus tard Claude dit : « Le rocher ne m’a pas dérangée, mais je n’ai pas aimé le couloir du tout. » Moi non plus. La prochaine fois je dois faire mieux… est-ce que je pense vraiment à une prochaine fois ?
Plus bas nous contournons le Pic Joffre par l’ouest évitant le raccourci raide mais pas la fin tord-cheville.
Au cabanon tout le monde est souriant. Les jeunes et les skieurs mettent le cap sur Los Masos et nous retournons à notre voiture. Les Catalans de Figueras ont laissé les déchets de leurs espoirs à côté du chemin. Dégoûtée, Claude ramasse les sacs en plastique et les croquettes pour chien pour les mettre dans une poubelle.
À la voiture, je me dis : aujourd’hui j’ai vécu. C’était parfait.
[1] non-Catalan
Footprints on the mountains