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J’ai les bras jusqu’aux coudes dans la laine ; les mains douces grâce à la lanoline. La bergerie sent l’huile, les crottes de brebis, la sueur. Les tondeuses électriques bourdonnent, les brebis bêlent, mais les ouvriers sont avares de mots.
« 50017. 50176. 10237, laisse le cou. »
La laine retient toujours la chaleur de la brebis. C’est un peu comme dérober un œuf fraichement pondu du nid de la poule. Etrangement intime. Quelques secondes auparavant cette laine, cet œuf faisaient partie intégrante d’un animal vivant.
Aujourd’hui je suis peu impliqué dans la gestion du troupeau, au bout de la chaîne de production qui commence avec :
- Deux hommes qui enlèvent les brebis du troupeau. Tarasconnaises, elles sont pourvues de poignées adaptées ;
- Un comptable, griffonnant le numéro de série de la bête dans son cahier ;
- Deux catcheurs qui invitent les brebis à danser : les brebis, maladroites, finissent toutes sur leurs fesses, position indigne qui présage la suite ;
- Deux barbiers avec les tondeuses à la main, les seuls professionnels de l’équipe. Montre à la main, je chronomètre leur progrès. Une brebis timide se laisse faire en 45 secondes ; un loup (déguisé en agneau) nécessitera deux minutes ;
- Deux hommes qui chassent ou tirent les brebis subitement nues vers un enclos où elles se blottissent les unes contre les autres à la recherche de chaleur.
- La coiffeuse, la seule femme de l’équipe, qui se charge des étrangères (qui appartiennent à un autre éleveur) qui vont porter une sonnaille sur un collier. Les tondeurs les ont laissées avec une touffe de laine au cou. Elle fait les dernières retouches à l’aide d’une force.
- Et moi. Mon boulot n’exige ni compétences, ni expérience : bourrer un sac énorme avec autant de laine fraiche que possible.
Plus tard, quand je regarde les photos elles me rappellent les Enfers peints par Jérôme Bosch. Mais il ne faut pas se fier aux apparences, c’est pas comme ça : les brebis sont traitées avec respect et tondues avec soin. En plus, tout est pour leur confort.
La tonte australienne, version XXL
Si une tarasconnaise esquive son relooking annuel, à l’instar de 23 de chez Gérard l’année dernière, sa laine poussera, deviendra disgracieuse et, enfin, va tomber en loques. Un mérinos, par contre, a un gros problème.
L’archéologie de la tonte
La coiffeuse m’explique que la laine laissée sur le cou de la brebis va la protéger du frottement de son collier. Mais ce qui m’intéresse est la force. J’en ai vues d’identiques lors des fouilles archéologiques, perfectionnées il y a trois mille ans.
« Quand j’étais jeune » me dit-elle « on l’utilisait pour toute la tonte, même si la tondeuse électrique existait déjà. » Une fois, au pays basque, j’ai observé une équipe faire un troupeau avec ces mêmes forces. Là, on mettait les brebis sur une table, les pieds attachés, avant de commencer. Cela prend beaucoup plus longtemps, environ huit minutes, même avec une brebis remarquablement placide comme celle de la vidéo.
Après avoir avalé un copieux petit-déjeuné un des tondeurs glisse son ventre dans un harnais, fait pour alléger le poids sur son dos. Pourtant il ne semble guère soulagé.
A la fin de la matinée les deux ouvriers auront tondu 258 brebis, ce qui coûtera 380€ à mon ami. J’aurai bourré cinq sacs avec 250kg de laine, pour laquelle il recevra 160€. La tonte lui coûtera donc 220€.
Mais la journée n’est pas encore finie. De retour à la maison, les épouses nous rejoignent. On est quatorze à table pour le festin :
- Toasts avec foie gras ou saumon fumé
- Pâté de campagne avec cornichons
- Œufs mimosa, saumon, lieu et coquilles St-Jacques à la crème
- Sanglier sauce vigneronne, pommes vapeur
- Salade verte
- Fromages
- Croustade de pommes, garnie de fraises et nappée de chantilly
- Gâteau anglaise aux carottes et au gingembre (ma contribution)
On boit du pastis, du vin de noix, du muscat et du vin, et nous achevons la journée avec du génépi maison. La tonte c’est aussi faire la fête !

Footprints on the mountains