Le onze novembre autrement

Combien de fois est-ce qu’on vous donne du papier cul au début du spectacle, et à la fin on vous montre un livre intitulé « Comment chier dans les bois » ? Mais ce spectacle était tout sauf ch…

Antoine Gaillot distribue des kits pour chier dans les bois

Antoine Gaillot distribue des kits pour chier dans les bois

 

C’est le Jour du Souvenir, et je devrais être devant le Monument aux Morts de mon village. Je me sens un peu coupable mais cette fois je veux voir autre chose. Je me retrouve donc à Lagrasse dans l’Aude. La randonnée-spectacle commence juste après onze heures. Notre hôte nous annonce qu’il est 11h11, le 11.11.11 dans le 11.
Il commence avec une leçon d’histoire. « Que s’est-il passé il y a mille ans, en 1011, c’est une invasion notable ? » Personne ne sait. « Eh, ben. L’invasion des (h)uns. »

Et le ton est donné. Top départ pour six heures de rando-déjeuner-spectacle dans la garrigue. Des moments d’hilarité subite, entrecoupés avec d’autres tristes et émouvants.

Notre guide dans ce pays des merveilles c’est le Dandy Manchot, alias Antoine Gaillot. C’est son anniversaire aujourd’hui. « Petit enfant je pensais que les drapeaux étaient pour moi… »

Longeant la départementale on voit une femme habillée en blanc. Sur un fil au-dessus de la rivière elle devient une chrysalide qui défait son cocon ; ou bien son linceul. Du haut de la falaise derrière une autre nous fait des signes indéchiffrables.

Cairn insolite

Cairn insolite

 

Pitchoune et Pitchounette, le bourricot

Pitchoune et Pitchounette, le bourricot

 

Au virage du chemin se trouve un homme. Il écrit des lettres d’amour à sa Jeanne. Éternel insatisfait il jette ses ébauches par terre.

Cachée quelque part dans le sous-bois, une voix féminine nous livre un air connu, à peine perceptible. Et puis c’est au tour d’une guitare et d’une contrebasse ; le même air, qui va nous hanter tout au long du parcours.

Deux musiciens branchés

Deux musiciens branchés

 

À la chapelle de Notre Dame du Carla, une heure plus tard un sculpteur trace son dessin sur un chapiteau tout en expliquant comment, lors d’une guerre d’un temps lointain, le village de Lagrasse a été gracié, grâce à l’intervention d’un évêque.

 

sculpteur

Je contourne la chapelle pour retrouver Antoine Gaillot. Ancien forestier il a fait des recherches qui permettent à un arbre de raconter ses souvenirs. Il nous montre un disque de bois, témoin de 1909, le place sur le plateau du grumophone, et nous écoutons le récit de l’arbre.

 

Le Grumophone

Le Grumophone

 

C’est enchantant, mais on voit bien la supercherie, le petit vinyle au centre. C’est seulement quand il remplace ce disque par un autre, sans vinyle mais qui marche aussi bien, que l’on se rend compte qu’on a un génie en face de nous.

Installations autour de la chapelle de Notre Dame du Carla

 

trombone

oiseau

Reliques du Secteur Postal 212 sur le Chemin des Dames dans le Verdun

Reliques du Secteur Postal 212 sur le Chemin des Dames

 

Sculptures qui me rappellent le tombeau d’Henri Bataille à Moux

Sculptures qui me rappellent le tombeau d’Henri Bataille à Moux

 

Lorsque l’on s’interroge sur les installations on écoute les souvenirs d’anciens combattants de la première guerre mondiale « Souvent je pense à mes très nombreux camarades tombés à mes côtés… Je me croyais inspiré par leur volonté en luttant sans trêve pour l’idée de paix et de fraternité humaine. » Louis Bartas, un gars d’ici.

C’est aussi l’heure de la soupe – aux potirons et au gingembre. En même temps, jazz improvisé dans la chapelle avec le motif qui revient.
Puis retour au chêne pour voir un grumophone deuxième génération.

 

Grumophone deuxième génération

Grumophone deuxième génération

 

Antoine Gaillot évoque son grand-père coureur cycliste surnommé « mollets d’acier ». Deux-trois circuits autour de l’arbre et il nous entraine sur le Criterium régional de Bourganeuf.

Nous, le peloton, le suivons à travers la garrigue de chêne kermès et romarin, montant doucement, poussés par les commentaires sur la course. La soupe était délicieuse mais on commence à avoir faim.

Nous voilà à la ligne d’arrivée pour voir le héros sortir du bois. Malgré une transformation suspecte du personnage en grand gaillard musclé, sans doute due à un excès de produits interdits, la foule l’acclame.

 

cycliste

Une fille tirée de l’assistance lui présente un bouquet, et c’est le baiser qu’elle donne au vainqueur qui mène au grand amour. Et vite le mariage.

 

Noces en garrigue

L’heureux couple s’habille en tenue de noces et nous entraine vers le banquet. Enfin, le pique-nique ! Même sur l’herbe mouillée ça va être convivial.

Nous arrivons à une petite bosse. Au-delà, sous le ciel de plomb, des arbres à perte de vue. Mais surprise ! En contrebas, invraisemblablement, une table dressée pour 150 personnes. Premier coup de théâtre. Nappe blanche brodée B.S., couverts de restaurant, verres à pied, assiettes en dur, et même chaises confortables. Bouteilles de vin déjà en place. Mise à part un coin cuisine discret, il n’y a aucune autre indication de la faramineuse logistique qui aura été nécessaire.

Les yeux écarquillés, nous prenons place pour un repas qui est bien en adéquation avec la mise en scène.

 

À table

A la fin du repas, la mariée nerveuse chante d’une voix douce. Le couple se lève pour mener la danse qui devient un tour d’acrobatie. Les muscles du mari surgissent de sa peau. Il prend sa femme dans ses bras et la jette au-dessus de sa tête. Il la laisse tomber, tête en bas – grosse émotion –  mais l’attrape par la taille juste à temps.

acrobates

Maintenant on passe au sérieux. On nous annonce : On va à la guerre. Et c’est le branle-bas du départ pour le Chemin des Dames. Une jeune femme à côté de moi demande à son homme « C’est quoi le Chemin des Dames ? » Il ne sait pas, donc je leur explique la tuerie insensée.

Lui, il commence à fredonner l’air que nous avons entendu en toile de fond toute la journée. A mon tour, je lui demande : « Comment ça s’appelle ? »

« Je ne sais pas. Je viens de l’apprendre. »

C’est aussi appelé le Chemin des Dames parce que ce sont elles qui parlent ici, de la douleur des femmes face au départ de leur homme à la guerre. A commencer par notre Hélène Bardot et le mythe de Phyllis et Acamas.

Notre chemin est drapé de jupons et de chemises de nuit blancs de l’époque, sur des cordes à linge. Plus loin c’est une autre femme-acrobate à la Picasso qui se lance à travers les arbres, accompagnée de la musique céleste.

Je pars faire une pause technique et lorsque je rattrape les autres ils sont disposés en cercle autour de ce qui doit être le prochain spectacle. Mais c’est quoi ? Je n’y vois rien. Tout le monde regarde la terre, dans un silence effrayant. J’avance un peu et finalement je vois. Deuxième coup de théâtre. Sur la terre rouge gît une tête de femme, décapitée. Je la reconnais, cette tête, c’est – c’était – la femme avec le bourricot que nous avons vu en montant. Ensuite la tête commence à parler doucement et moi je recommence à respirer, mais je suis toujours trop choqué pour prêter attention à ce qu’elle dit. Une tête sans corps, et qui parle en plus.

 

Tête qui parle

On nous emmène vers le bas, dans le sillage d’une autre femme en longue robe bleu-gris velours.

La chapelle réapparaît en toile de fond derrière un fauteuil

La chapelle réapparaît en toile de fond derrière un fauteuil

 

Mais ce n’est pas la femme qui s’y assoit. Elle, elle danse tandis qu’une jeune fille prend place dans le fauteuil pour nous raconter une histoire. Histoire d’enfants qui trouvent une cachette où s’est réfugié un homme pendant la guerre.

Deux minutes plus tard nous retrouvons notre bonhomme à la bouteille et aux lettres qui ne sauraient pas exprimer son amour. Il est toujours à sa table, mais maintenant sa bien aimée est là, du moins en effigie.

 

amour devenu haine

Cela me rappelle la tête de femme sur la terre. En silence, l’homme s’en prend à la tête, creusant des trous derrière pour en faire un masque de Janus grotesque. Il l’attaque violemment, la déchire. Amour devenu haine.

 

installations

De retour à la chapelle, on hisse de chastes sous-vêtements blancs de femme en triste guirlande à côté d’un arbre d’où pendent des cravates perdues, des casques militaires et des boîtes de masques à gaz. Antoine Gaillot nous raconte l’histoire du Chemin des Dames. C’est pas l’Histoire avec un grand H, qui se raconte en dizaines de milliers de morts, de quatre ans de combat acharné, terrible, mais abstrait. Non, l’histoire qu’il raconte est celle de cinq hommes, pendant une nuit dans le Secteur Postal 212. Deux lettres arrivent en même temps pour notre caporal. Il écrit sa réponse et la met dans sa poche avant de partir à l’assaut d’une redoute avec trois de ses hommes. Mais en jurant à eux de ne plus faire de bruit, il en fait trop et attire l’attention des Allemands. Un dernier feu d’artifice et ils sont fauchés par des mitrailleuses. Avec un brusque geste de la main Antoine Gaillot balaie les pions qui sont sur la table.

 

fin

On distribue une feuille, et nous chantons ensemble « Ni trop tôt, ni trop tard » de Serge Rezvani. Ah ! C’était ça la musique qui m’a tant frappée dans la forêt. Maintenant que j’ai les paroles devant les yeux je ne peux pas m’empêcher de pleurer.

Je comptabilise une quinzaine d’interventions artistiques et autant d’installations vues en chemin, avec pour thème le Souvenir. (Je ne les ai pas toutes décrites ici. En plus, sans doute, dans une journée si riche il y a des choses que je n’ai même pas remarquées.)

Un spectateur dit « Aujourd’hui, j’ai vécu. Ce n’était pas une journée anonyme. »

Je me rends compte que cette balade m’a ému plus, m’a fait réfléchir plus que si j’étais allé au Monument aux Morts. Je regarde l’assistance. Principalement des jeunes d’entre vingt et quarante ans. On ne les verrait pas aux commémorations bien-pensantes mais figées et stériles autour des Monuments aux Morts. Dandy Manchot nous a montré qu’il y a une autre façon de passer le message.

Merci à tous les artistes qui ont donné leur temps gracieusement. Je suis ébloui.

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